Une logique fait main dans la création graphique sur le Web

☀ Autoproductions décentralisées

Qu’est devenu l’Internet libertaire du début ? À l’origine, Internet a été conçu pour connecter tout le monde au même niveau et créer un réseau décentralisé. L’idée étant de redistribuer les cartes en créant un environnement exempt de toute classe, où chacun peut s'exprimer librement et devenir son propre éditeur. Internet est la création d’un lieu au sein duquel tout élément prend soudainement de la valeur pour mériter une publication en ligne. La théorie de la long tail ou queue de comète s’appuie sur l’idée que n’importe quelle petite chose peut avoir de l’intérêt sur Internet, car il s’adresse au monde, et ce, même si peu de gens dans l’absolu s’intéresse au sujet. En principe, il y aura toujours assez sur toute la planète pour créer une communauté, un marché. L’arrivée du Web 2.0 aura mis à terre cette théorie, la long tail n’est plus qu’une course au rendement. Toute information devient payante alors que l’important était de capter l’attention des lecteurs et de montrer les capacités d’innovation en évoluant vers le 2.0. Aujourd’hui, la créativité se fait rare, le Web est submergé par les grandes plateformes, telles que Facebook et Amazon, les interactions se limitent à des boutons sur lesquels appuyer.

«La liberté et la créativité sur le Web ont régressé.» 🡲 Tim Berners-Lee, World Web Forum de Zurich1, (2020).

Autrefois, le Web était un outil d’expression, de partage et de création. Les long tails n’ont plus la même existence aujourd'hui, dans ce monde technologique, elles ont été transformées par d’immenses entités commerciales, solidement installées au sein du Web. La collecte des données anticipe tous les besoins, les utilisateurs se retrouvent dans une simulation d’un monde numérique qui se veut libre. Ils se pensent tous, maîtres de leurs choix, de leurs actions, grâce à des boutons, des curseurs, des paramètres de réglages. En réalité, ce n’est qu’un espace qui leur donne l’impression d’être libre et d’avoir le choix. Je pourrais évoquer la Suite Adobe et ses logiciels privés qui offrent un contexte de création restreint par des outils quasi-inaltérables. Mais ici, ce que je cherche à appuyer, c’est la perte de décentralisation du Web. Il n’est plus un outil, mais la finalité, la centralisation l’a emporté. Malgré une telle régression, il existe encore une niche dans laquelle, designer et amateur se questionnent sur leurs modes de création et de partage. Je fais partie de cette minorité de résistants qui souhaitent contourner la centralisation du Web. Je suis convaincue que l’innovation a horreur de la concentration, cela induit que les usagers vont certainement peu à peu diversifier leur consommation du Web. La technologie, Internet et ses outils sont en constante évolution, il y a 15 ans les pôles de centralisation d’aujourd’hui n’étaient rien, alors seront-ils encore là dans 15 ans ? Les tendances, vont-elles s’inverser ? Les sites individuels, chargés en personnalité vont-ils prendre le dessus et amener les utilisateurs du Web vers un retour aux sources, une maîtrise des langages primaires de programmation pour gagner en liberté d’expression et de création ? Qui sait, dans quelques années, nous assisterons, peut-être, à un retour des blogs, un partage ouvert des informations et une diversité des esthétiques comme au temps des forums, des outils standardisant où la personnalisation était le maître-mot. Certaines pratiques se sont développées au côté du Web et des outils numériques qui en découlent, comme l'art numérique, apparu dans les années 60, qui a connu l’arrivée du Web, puis le creative coding dans les années 2000, qui l'accompagnera dans son évolution jusqu’à aujourd’hui. Au départ, le creative coding était un domaine à part entière sur le Web qui se constituait d’une grande communauté, mais avec le temps, une divergence des pratiques a vu le jour, l’idée de partage du code source s’est peu à peu essoufflée, comme dans beaucoup de domaines suite à l’arrivée de la privatisation et de la commercialisation d’info sur le Web. Ce phénomène aura scindé la communauté en deux hémisphères : une pratique commerciale avec une privatisation du code et la création de NFT, tandis qu’à l’opposé, se tiennent quelques radicaux qui prônent une décentralisation extrême, comme Everest Pipkin, une développeuse de jeux, écrivaine et artiste du centre du Texas qui vit et travaille dans une ferme de moutons dans le sud du Nouveau-Mexique. Son travail s’effectue en atelier et dans le jardin, elle aborde les thèmes de l'écologie, de la fabrication d'outils et des soins collectifs lors de l'effondrement.

«Lorsque je ne suis pas devant l'ordinateur dans la chaleur de la journée, vous pouvez me trouver dans les collines en train de passer du temps avec mes voisins, humains et non-humains.» 🡲 Everest Pipkin, Biographie. en ligne

Lorsque j’évoquais l’idée de «niche» dans laquelle artistes, designers et bricoleurs se rejoignent pour défendre un état d’esprit libertaire dans le processus de création. Je vous parle d’une minorité d’individus, à échelle mondiale, qui s’appuient sur des principes du mouvement maker et qui enrichissent leurs techniques avec un apprentissage par la pratique, le partage de connaissances et la bidouillabilité du code pour construire leurs propres outils. À notre échelle de designer graphique, il n’est plus tellement question de niche, puisqu’un grand nombre de personnes et de collectifs développent une pratique libertaire et anarchiste liée au Web et à ses convictions de départ. Tout comme le fait Everest Pipkin2 au travers de productions intimes questionnant l’éthique, l’écologie et la liberté. Son travail s’appuie fortement sur l’utilisation d’archives en ligne, de référentiels Big Data et d’autres ressources d’informations numériques, elle vise à reconquérir l’Internet d’entreprise en tant qu’espace pouvant être doux, écologique et personnel.


🡱 Aperçu du portfolio d'Everest Pipkin. en ligne

Il est certainement possible d’inverser la tendance, de gagner en visibilité et d’occuper plus d’espace sur le Web pour rivaliser avec les géants de l’Internet. Pour ce faire, je suis intimement convaincue qu’il est important de comprendre les enjeux de la logique fait main présente dans la conception d’outils numériques. Il nous faut concevoir, programmer, fabriquer nos propres outils pour libérer sa pratique graphique. Faire soi-même pour comprendre, maîtriser la technique et mettre en commun nos connaissances au travers des licences open source qui vont faciliter le développement en autorisant la modification et le partage de celles-ci. C’est ce que font déjà Raphaël Bastide, Luuse ou Everest Pipkin, leurs outils de création sont basés sur leurs contraintes et leurs besoins. Ils sont sortis des standards du graphisme, ils ont créé des formes nouvelles, réinventé des concepts, hacké des techniques. Chacun d’entre eux s'est approprié les langages de programmation, pour faire, explorer, essayer, expérimenter et concevoir librement. Enfin, à travers cet écrit, j'appelle à tous les designers graphiques, artistes, théoriciens ou amateurs à bidouiller, coder, hacker pour être libre.


  1. World Web forum a vu le jour en Suisse en 2004, lorsque le fondateur Fabian Hediger a réuni un groupe d'utilisateurs de logiciels Atlassian curieux de savoir comment ils pourraient être à l'avant-garde des changements à venir dans l'industrie entraînés par la transformation numérique. C’est une plateforme qui favorise les idées innovantes sous toutes leurs formes, un lieu où les gens peuvent partager des idées et établir des liens dans des espaces physiques et numériques, tout en défendant nos valeurs de diversité et de respect. 

  2. Everest Pipkin est développeuse de jeux, auteure et artiste du centre du Texas. Elle vit et travaille dans une ferme ovine du sud du Nouveau-Mexique. Travaillant autant dans un studio que dans un jardin, elle aborde les thèmes de l'écologie, de la fabrication d'outils et des soins collectifs en cas d'effondrement.